Lorsque, venant du Salève, pour une raison que peut-être vous seul connaissez, vous prenez la direction de Plan-les-Ouates, l’allure de votre vélo glissant agréablement sur la légère pente, vous laissant le loisir d’observer autour de vous un paysage alternant entre monocultures monotones, grandes serres maraîchères et banlieue en menaçante expansion, votre œil sera peut-être attiré par une sorte d’anomalie paysagère, un ovni agricole intriguant d’un petit hectare, peu discernable en hiver mais bigrement original le printemps venu, de plus en plus singulier tout au long de la belle saison.

Vous êtes rapidement passé, votre vitesse n’étant pas négligeable, devant le bien nommé Bois des Trois Sœurs. Si intrigué serez-vous peut-être que demi-tour ferez-vous pour étudier de plus près l’objet de votre curiosité. Une haie étrangement dense contournée, qui protège du méchant vent du Nord, vous mettrez pied à terre devant une petite merveille naissante, curieux jardin, curieux verger, curieux je-ne-sais-quoi-botanique qui aiguisera encore plus votre appétit. Si vous n’avez pas la chance d’y trouver son créateur, je vous glisse ici quelques informations que j’ai eu le bonheur de glaner auprès de lui. Qu’il en soit remercié.


Au Sri Lanka il visite le Malpotha Village, dans la région du Mirahawatte, et sa forêt cultivée sur les principes de la forêt analogique


Formation

Bilal Kuti est grand, rapide et ouvert. Il m’accueille généreusement par un jour de mars froid et pluvieux. Devant mon petit enregistreur saturé par le vent, que je protège comme je peux contre un petit crachin, il répond gracieusement à mes questions, totalement indifférent à la météo.

Son aventure jardinière est le fruit d’une curiosité précoce, quasi enfantine, pour ce qui touche à la terre. Elle se construit plus tard à l’occasion d’un voyage en Nouvelle-Zélande durant lequel il visite moults luxuriants jardins-forêts, tel celui de Robin et Robert Guyton 1, il participe à un stage au Koanga Institute, fasciné par les liens innombrables qu’un jardin peut créer autour de lui: école, centre environnemental, activités agricoles, collection de graines, multiples partages des savoirs. Au Sri Lanka il visite le Malpotha Village, dans la région du Mirahawatte, et sa forêt cultivée sur les principes de la forêt analogique.2

De retour en Europe, il poursuit sa formation auprès de la Forêt Gourmande de Fabrice Desjours, d’une richesse végétale incroyable sous nos latitudes. Il poursuit en étudiant la syntropie avec Felipe Amato et Steven Werner, frappé par la densité des plantations et l’importance de la perturbation, et continue avec Hervé Covès et Antoine Talin pour un stage sur les mycorhizes et la gestion de l’eau au sein de la pépinière des Alvéoles.


Le sol est tassé, composé en partie des gravats du tunnel de l’autoroute voisine


Additionnons à cela de nombreuses lectures et études personnelles, des grands-parents agriculteurs, et l’on abordera mieux les multiples strates d’influences qui constituent son jardin.

Installation

La parcelle de 8’000 m² est récupérée en 2018, d’un paysan qui la louait. Le sol est tassé, composé en partie des gravats du tunnel de l’autoroute voisine et a hébergé les baraquements des ouvriers et le dépôt de machines de chantier. Pas de mécanisation pourtant pour le jardin actuel, mais grelinette, fourche-bêche et beaucoup d’huile de coude. Et il faut bien constater que l’écologie du lieu s’est infiniment améiorée depuis le chantier autoroutier.

Une première haie est plantée en 2019, selon la méthode Miyawaki.3 Deux cents quatre-vingts arbres locaux sont plantés sur un sol amendé, greliné et paillé. Les débuts de plantation ont été difficiles car le jardin ne bénéficie d’aucune irrigation. “Si je paillais, j’attirais les mulots. Si je ne paillais pas, les plants séchaient. En insistant auprès de la juriste des services cantonaux j’ai fini par obtenir le droit d’utiliser l’eau du réseau.

D’autres haies s’ensuivent, certaines selon l’influence de Dominique Soltner4, d’autres selon diverses approches: la syntropie, les recommandations d’Hervé Covès celle de Sobkowiack5 - le verger permacole. Certaines suivent le principe des keys lines. Rapidement, devant la grande quantité de plants nécessaires, vient l’idée de la pépinière, baptisée la Chouette. Les graines sont récoltées durant les ballades à vélo dans la région, élevées en pépinière avec des mélanges druidesques de mycorhizes puis plantées en terre.


J’ai créé un commun collaboratif de partage du terrain.


Le potager

Le jardin des trois sœurs n’est pas seulement une forêt jardin mais aussi une lieu d’expérimentation de maraîchage. “Le jardinage bio-intensif de Alan Shadwick est à mon avis le moyen le plus efficace de produire de la nourriture: nourrir le sol avant de se nourrir, double bêchage, compost produit sur place. La syntropie est un outil qui j’utilise mais ce n’est clairement pas la seule influence. Dépendamment du contexte, j’adapte. Je garde l’idée de l’espacement des plantes, de l’extrême densité et de l’interventionnisme par la taille et la perturbation. Je n’ai pas d’expérience pour le moment avec le type de potager syntropique d’Anaëlle Théry. Il faut une grande agilité mentale pour modifier drastiquement ses pratiques de potager, que je n’ai pas encore. J’expérimente plutôt les rotations, le compost, l’alchimie des micorrhyzes. Il faut commencer avec ce qui fonctionne, sans trop de dogmatisme. Les espaces que je mets à disposition ici sont tous des tests. On a fait cette butte avec un groupe d’enfants. Cartons, compost, feuilles, foin, terre du chemin central, terreau et semis à la volée de côte de bette, ail, engrais verts. Les enfants étaient ravis, moi aussi… et ça commence à pousser.

L’accès à la terre et les communs

J’ai créé un commun collaboratif de partage du terrain, segmenté en divers projets. Le Cocon est pour moi et ma famille, le commun se divise entre le jardin potager, la serre, et d’autres zones dédiées à des objectifs et des projets spécifiques.” La vision de Bilal dépasse largement son propre projet de jardin.Il imagine le territoire comme un maillage écologique cohérent. “L’aménagement du territoire pourrait se concevoir comme un réseautage de couloirs agroforestiers gérés en communs, qui redonnerait à beaucoup, en plus des fonctions utiles à la biodiversité du territoire, l’accès à la terre, à son contact, à son apprentissage, à sa jouissance.

Et l’on dire que l’accès à la terre est extrêmement compliquée en Suisse, en raison de la rareté des surfaces agricoles, mais aussi des lois qui régissent leur utilisation, des formations exigées, des reconnaissances de diplôme. Ceci n’est pas pour favoriser les initiatives qui sortent des sentiers battus, que ce soit dans la formation ou dans les intentions agricoles.

La réglementation suisse est très astreignante. Selon la loi suisse, je ne suis pas agriculteur. Je pourrais même être considérés comme un hors-la-loi parce que j’expérimente en agroforesterie et cultive sur mon propre terrain. Et pourtant, je me suis formé, j’y ai investi beaucoup du temps, d’énergie et d’argent. Il y a une certaine absurdité dans cette situation. Cela me parait complètement fou que, pour une chose aussi fondamentale que se nourrir, on doivent se plier à des stratégies qui ne vont pas dans le sens du vivant.

Aussi rare que déterminé, le projet de Bilal mérite un détour si vous passez dans la région. Vous trouverez ses coordonnées ici: Le Bois des Trois Sœurs

Notes

“Forêts Miyawaki : comment bien adapter la méthode japonaise au contexte français ?” 2021. July 15, 2021. https://www.mnhn.fr/fr/actualites/forets-miyawaki-comment-bien-adapter-la-methode-japonaise-au-contexte-francais.

1Robin et Robert Guyton: https://youtu.be/mdi_9o92XcU?si=R-kHYMP9P0zkYeEd

2. Belipola Arboretum: https://analogforestry.org/projects/belipola-arboretum-sri-lanka/

3.“Forêts Miyawaki : comment bien adapter la méthode japonaise au contexte français ?” (2021)

4. L’arbre et la haie, Dominique Solltner

5Le verger de Sobkowiak: https://www.terrevivante.org/wp-content/uploads/2021/02/4S_244-Le-verger-epicerie-facon-Sobkowiak.pdf