Emmanuelle Bonnet et Sofia Jernberg, deux voix originales, singulièrement belles, que la programmation de l'AMR nous a permis, en décembre dernier[^1], et en mars[^2], d'écouter au Sud des Alpes. Deux femmes exploratrices et vagabondes, que quinze ans d'âge séparent. Mais pas vraiment. Deux femmes qui vivent en une seule Europe, que l'on aimerait voir unie et solidaire, mais en deux villes distantes - mais pas vraiment - de vingt-quatre heures de train, de quatre jours de vélo ou de quinze jours de marche.
Deux voix originaires de deux continents, celui-ci africain et celui-là européen - que l'on aimerait également voir unis et solidaires - distants de mille cinq-cent trente trois heures de marche, pour ceux, courageux et bien chaussés, qui peuvent prendre une embarcation solide, et que l'on nommera ici "touristes européens navalo-pédestres", de sept heures et trente minute d'avion, pour ceux que l'on nommera ici "touristes européens aéroportés" et d'une mortelle éternité pour pas mal d'autres infortunés voyageurs, prenant la route en sens inverse, que l'on nommera ici "migrants".
Deux voix qui, par leur art, nous aident à nous rassembler en une seule et unique communauté humaine en arpentant de fabuleux territoires. Elles ont répondu aux mêmes questions dans la même journée, l'une à Oslo, l'autre à Genève. Distantes... mais pas vraiment.
Emmanuelle Bonnet
Le chant
J'ai toujours chanté. J'ai étudié le saxophone et le solfège avec Nicolas Masson et à l'institut Jacques Dalcroze puis le chant dans la maîtrise du Conservatoire Populaire. S'en sont suivies les classes pré-professionnelles AMR-CPMDT et la Haute École de Musique de Bâle. J'ai décliné le master. J'avais envie de sortir de l'école. J'ai mis deux ans avant de trouver un équilibre dans cette nouvelle vie. Il me semble avoir beaucoup grandi dans ce temps. Faire les choses pour soi et non pour l'école est formateur. Mon premier album[^3] était composé pour mon récital de Bachelor à Bâle. Le second, qui sortira bientôt, est ma façon de poser un cadre de vie. On subit l'école depuis l'enfance, trouver sa place en temps qu'adulte et artiste est une sérieuse transition.
La composition
Les musicien.ne.s avec qui je joue sont très libres et créatif.ve.s, j'apporte simplement des outils pour que l'on puisse improviser ensemble. Par ailleurs, j'ai annoncé le projet de mon second disque avant d'avoir une quelconque composition. Cela m'a donné une pression énorme et fructueuse. Comme il m'est parfois difficile de retranscrire mes idées avec la notation traditionnelle, j'utilise parfois d'autres moyens comme le dessin. J'écris régulièrement des textes, mais très peu pour mes musiques. Les mots s'invitent pour des sonorités plutôt que pour un récit.
L'artiste dans le monde
Je dois parfois éloigner un sentiment d'interrogations, de doutes, sur l'utilité de mon activité, avant de conclure que l'art sert la société. Mon dernier concert en duo à la Galerie avec Thomas Florin a provoqué de nombreux retours d'un public non connaisseur de cette musique mais profondément touché. Mes parents sont d'ailleurs très fiers de mes choix et m'encouragent.
L'art et la politique
Tout est politique. Cependant, dénoncer ce qui me tient à cœur par des textes et de la musique, ce n'est pas mon truc. L'acte de faire de la musique est politiquement suffisant. Mes parent sont venus au concert des japonais Otomo Yoshihide New Jazz Quintet. C'était free, très fort, très intense. J'ai eu peur qu'ils en soient effrayés comme non-musiciens. Ils ont adoré et m'ont remerciée. Qu'ont-ils aimés? La présence, l'énergie, la générosité, qui sont des vecteurs de communication universels.
Être une femme dans le jazz
Il y avait quatre femmes sur vingt hommes dans ma classe à Bâle, ce qui est plutôt triste. Travailler avec des hommes ne me pose pas de problèmes, mais j'ai envie de représenter une autre réalité. Nous sommes deux femmes dans l’album “Préludzet Menuet”, et serons même trois sur le prochain disque. Cela reste une lutte à poursuivre et j'ai un rôle à jouer en créant des projets qui incluent plus de femmes. Nous avons tous.tes un rôle de modèle à jouer.
Transition vers Oslo
Sofia Jernberg est une magnifique inspiration pour moi, comme femme artiste. Son exploration vocale est si riche. Elle allie aussi bien des compositions exigeantes à des *folk songs*, qu'à des explorations vocales incroyables.
Sofia Jernberg
Le chant
Selon ma mère, je chante depuis que je suis née. J'ai vécu dans l'univers très fermé des ambassades et dans différents pays comme le Vietnam et l'Ethiopie, mais je dirais que mes premières influences sont est-africaines et sud-ouest asiatiques. A dix ans, en Suède, je me suis inscrite à un cours de chant, un magnifique chœur d'enfants, qui a été aussi bien formateur que révélateur de ma passion. Nous chantions un répertoire de la Renaissance, des pièces populaires mais aussi de la musique contemporaine. J'ai mis longtemps à réaliser que j'étais une chanteuse, dans le sens d'un métier. Je savais juste que je voulais continuer de faire de la musique, une musique sérieuse, avec un niveau élevé, exigeant. Et soudainement je suis une chanteuse (rires). Cela m'étonne encore.
La composition
Pavoo[^4] est ma première tentative de faire une musique rythmique. Ma professeur de chant m'a demandé - j'avais seize ans - de faire un arrangement. Elle m'a montré une seule mesure. J'ai compris ce jour-là que j'en savais assez pour le faire. J'étudiais depuis longtemps toutes les partitions qui passaient sous mes yeux, et j'improvisais régulièrement au piano. J'ai continué à écrire. Je qualifierais mes compositions d'européennes, complexes rythmiquement et nécessitant un sérieux travail pour l'exécuter. Je me considère comme autodidacte car je n'ai jamais étudié la composition à un niveau élevé dans des écoles. Mon activité principale reste la scène.
L'artiste dans le monde
Soyons claire: je fais du jazz à cause de la couleur de ma peau. Je voulais faire de la musique classique, mais la situation raciale en Suède était terrible. Je n'osais tout simplement pas sortir dans la rue. Le milieu de la musique classique ne pouvait pas accepter une femme comme moi. Mon expression artistique est la manifestation de ma condition sociale. J'ai vu la guerre, la misère, j'ai été adoptée, je n'ai pas de père. J'ai toujours été traitée en fonction de ma couleur de peau. Ma culture est européenne mais personne ne pouvait le croire. C'est un peu plus facile maintenant en Suède, mais vous ne pouvez pas imaginer ce qu'une personne de couleur, dans mon enfance, pouvait y vivre.
L'art et la politique
L'art est capital dans notre vie. La musique touche les gens de façon très réelle et tangible mais totalement abstraite et mystérieuse. Cependant, je ne suis pas, de façon explicite, politiquement engagée et je n'utilise pas ma couleur de peau pour transmettre un message. Mon seul message est celui de la musique.
Être une femme dans le jazz
Je n'ai pas eu de père, mais c'est très facile pour moi de vivre mon métier avec des hommes. Ils me disent ce qu'ils pensent, j'en fais autant. De nombreux hommes engagés en musique contemporaine m'ont donné de belles opportunités de pratiquer mon art. Je n'ai pas de problèmes particuliers à être une femme en Suède.
Le duo Musho
Nous travaillons depuis huit ans avec mon complice Alexander Hawkins, pianiste, sur un répertoire de chants populaires éthiopiens, le pays où je suis née et où ai vécu le début de ma vie. Ce répertoire a été élargi à des chants populaires suédois, arméniens et anglais et à quelques unes de mes compositions originales.
Conseils pour jeunes musiciennes et musiciens
J'en aurais deux. La Suède est vraiment un pays évolué en ce qui concerne l'égalité homme-femme, ce qui n'est vraiment pas le cas partout. Il y a un énorme travail à faire dans ce domaine, je le vois fréquemment avec des élèves que je rencontre ailleurs dans le monde. Le second conseil que je pourrais donner à un ou une jeune musicienne, c'est de travailler son art à fond, de se concentrer sur la musique avant tout autre chose, sans transiger. Si vous le faites, il y aura toujours un moyen pour en faire votre vie.
[^1]: 7 décembre 2024, Porta Jazz & Amr Quarteto, AMR, Sud des Alpes, 10 rue des Alpes
[^2]: 26 mars 2025, Amr Jazz Festival
[^3]: Préludzet Menuet - Unit Records
[^4]: Paavo - Found You Recordings
Cet article est paru dans le journal de l'AMR Viva la Musica dans le numéro d'avril 2025. Il est publié ici dans sa version originale.